Nous avons vu dans le billet précédent qu’il était nécessaire d’intégrer des critères de trois types dans la stratégie cloud d’une entreprise :
- critère juridique
- rapport de puissance
- stratégie industrielle
Nous vous proposons d’aborder maintenant le critère financier en commentant une autre conférence intitulée Cloud Souverain, par Quentin Adam lors de la cloture de l’édition 2021 de l’événement Cloud Nord.
Quentin Adam souligne que les paramètres financiers du monde physique ne sont plus vrai dans le monde du logiciel. Dans le monde physique, le monde du hardware, il y a une règle du rendement décroissant du capital. A l’inverse, dans le monde du logiciel, le capital a un rendement croissant.
C’est pour ça que posséder le logiciel est si important parce que ce sera du rendement financier pur. À échelle d’un pays, si on ne possède pas les logiciels qu’on gère, on manque du rendement et, si jamais on paye le logiciel à d’autres, on donne du rendement gratuit puisqu’il n’y a pas de coûts de production associé au logiciel, c’est un rendement croissant, qui vient, et il n’y a pas de discussion.
D’après Quentin Adam, on se trompe si on croit que faire du cloud c’est faire du hardware. En réalité, faire du cloud c’est faire du logiciel, et le hardware est juste là pour faire tourner le logiciel. Il explique donc qu’il est crucial pour une entreprise, pour un pays de posséder le maximum de couches logicielles :
Comme je vous l’ai expliqué, en fait le cloud ce n’est pas de l’infra, c’est du soft. Le cloud c’est du soft, de A à Z. Le cloud computing c’est du logiciel, c’est juste que tu l’habilles avec un peu de hardware, mais la racine de ce qui fait de l’argent, de ce qui fait de la valeur dans le cloud computing c’est du soft.
[…]
Parce que si dans la chaîne de valeur on abandonne ce qui rapporte le plus d’argent, ça veut dire que pour l’éternité on abandonne cet argent-là.
Dans le monde du cloud, rien n’est encore joué et Quentin Adam nous invite à faire appel à des acteurs français du cloud :
Que peut-on conclure de tous ces chiffres-là ? C’est qu’en fait la guerre du cloud n’est pas perdue, elle n’a pas commencé ! Vous êtes dans un marché qui n’a pas été structuré. Aujourd’hui c’est un océan bleu. Donc quand les lobbyistes, notamment de Microsoft, d’Amazon, etc., passent leur temps à laver le cerveau de nos dirigeants en disant « sur le cloud c’est déjà fait, vous avez besoin de nous, on possède déjà le marché », ce n’est pas vrai ! La meilleure façon de perdre une guerre c’est de ne pas mettre d’armée sur le terrain et aujourd’hui c’est ce qu’on fait parce qu’on nous dit « vous êtes trop faibles ». En fait le marché n’a pas commencé, cette guerre n’a pas commencé. On se fait enfermer dans une posture intellectuelle qui n’est pas la bonne.
Et faire appel aux hyperscalers états-uniens (Google, Amazon, Microsoft), c’est accepter de payer de facto une taxe variable sur son chiffre d’affaire et diminuer sa marge :
Si on n’est pas capables de capter une part ça veut dire qu’à chaque fois qu’on créera un business on aura une taxe d’une portion de ce business-là qui va partir systématiquement à l’étranger. Dans la chaîne de valeur, en fait on se supprime une partie de la marge à échelle étatique ou supra-étatique dans le cadre européen. C’est un sujet qui est très important parce que c’est s’appauvrir. Or on a déjà une balance commerciale qui est déficitaire.
Le marché du cloud n’est pas un marché loyal de libre concurrence. C’est un marché de dupes où les grands aceteurs profitent de leur position dominante pour détruire les plus petits. Il invite pour cela les acteurs français à travailler main dans la main afin de renforcer un tissus industriel encore fragile et fragilisé par les hyperscalers.
II faut que les Européens arrivent à bosser ensemble plutôt qu’essayer d’être le petit roi au milieu de son château. Il faut accepter de travailler ensemble, de packager les solutions pour un bénéfice de la totalité de nos clients. C’est une collaboration et cette collaboration me paraît importante.
Le cloud français existe, le cloud européen existe, il ne tient qu’à nous de faire appel à eux, de les tester, de les critiquer, de les challenger, et au final de les renforcer en les aidant à améliorer leurs solutions par nos retours constructifs. Il nous invite à développer une relation de confiance plutôt qu’une relation basée uniquement sur le low-cost.
Pour finir, pour tout le monde, il faut utiliser les solutions européennes. Je ne vous demande pas de nous acheter, je vous demande d’essayer nos solutions, je vous demande de nous donner une chance, je vous demande d’arrêter de fermer le marché avant qu’on soit dessus. Donnez-nous une chance de prouver qu’on sait faire le boulot, essayez notre solution, expliquez-nous où notre solution n’est pas assez bonne, essayez les solutions d’OVH, de Scalingo, de Scaleway, de Hetzner, essayez des solutions parce qu’il est important que vous ne nous sortiez pas du jeu par défaut. L’un des plus gros problèmes qu’on rencontre aujourd’hui c’est qu’à la fin ça devient un concours entre Microsoft, Google et Amazon parce qu’on a été sortis du marché. Il est important de nous garder dans le marché. Il est important aussi d’être multi-cloud, il est important de donner une chance, de dire « cette solution n’est peut-être pas exactement ce que je veux aujourd’hui, je vais leur faire le feed-back de ce qui manque et la garder sous le coude, m’assurer qu’ils continuent à progresser pour, un jour, pouvoir l’utiliser ». Il faut construire sa chaîne de valeur sur de la confiance.
Aujourd’hui, on voit les hyperscalers lancer des projets qui marchent sur les plate-bandes des opérateurs historiques par les deux bouts : du côté des services proposés aux utilisateurs finaux, mais également du côté des infrastuctures de bas niveau avec des câbles sous-marin et des datacenters. Microsoft a acquis une licence d’opérateur télécom en France tandis que Amazon vend des offres 5G privées packagées depuis plusieurs années. Orange considére ces acteurs comme des partenaires alors qu’eux nous voient comme des concurrents.
Quand on fait de l’industrie, on crée des chaînes de fournisseurs de rang x, de rang n, vous avez les gens qui vous fournissent le PCB [circuit imprimé] quand vous faites un circuit électronique, les gens qui vous fournissent les petites résistances à mettre dessus, en fait les gens qui fournissent les résistances ont eux-mêmes des fournisseurs de matériau raffiné, etc. Tout ce travail qui est fait, est un travail où tu crées ta chaîne de valeur et tu crées ta chaîne de valeur en t’appuyant sur la confiance que ton fournisseur va bien faire le boulot et qu’il ne va pas essayer de te doubler. Aujourd’hui quand j’entends des banques et des assurances utiliser Amazon et Google qui ont publiquement dit qu’ils allaient lancer des banques et des assurances dans les années à venir, je me pose des questions tout à fait sincères. Tu ne peux pas construire de chaîne de valeur avec ces gens-là. Construire une chaîne de valeur c’est une capacité de t’appuyer sur tes fournisseurs et tes partenaires dans le long terme, c’est comme ça qu’on construit une chaîne de valeur. Aujourd’hui il faut réfléchir en IT comme on réfléchit en tant qu’industriel, à mon humble avis c’est ce qui permettra de grandir dans le bon sens.
Pour faire le parallèle avec l’approche un peu plus adulte proposée par Benjamin Bayart (dans l’article précédent) et sortir de l’enfance du cloud, il est temps pour les acteurs français et européens de commencer à travailler ensemble et d’établir des relations de confiance pour construire un écosystème français et européen qui soit une alternative viable dans le domain du cloud.